Je tiens à signaler que je parle très bien le français, malgré le fait que j'aie été élevée à Toronto. Mon papa serait fier de moi. Il m'a toujours punie lorsque je parlais l'anglais. Soit il criait, soit il coupait mon allocation. La langue de Shakespeare était le pire des péchés. J'ai bien appris cela. Et puis, je possède un excellent sens de l'humour. Les hommes que j'ai connus seraient heureux de l'apprendre, sans doute, puisqu'ils m'ont souvent accusée d'être trop sérieuse. Aujourd'hui, je ris longuement et avec facilité. Surtout en ce moment. Mais je commence par la fin. Vous vous demandez, sans doute, ce que je fais ici, une mitrailleuse automatique à la main, le plancher jonché de cadavres autour de moi. C'est tout simple. Je suis tueuse en série. Vous aurez peut-être, mais pas forcément, entendu parler de mes victimes : un meurtre par ici, une disparition par là. Personne ne les a encore reliés les uns aux autres. Mystère. Voilà : je suis plus subtile que la plupart de mes collègues. Ceci, le meurtre de masse, aura été la prochaine et dernière étape de ma carrière. Vous criez trop fort, Mesdames et Messieurs. Cela me fatigue. Je ne pourrai pas continuer mon histoire. Je vous ai tués, après tout : restez-donc en paix. Vos cris résonnent dans mes oreilles sans répit. Je dois les arrêter... Je vous bloque. Je ne vous entends plus. Tout compte fait, pourtant pourquoi ne pas commencer par la fin? Me voici, ma carrière tirant à sa fin. Je me suis bien amusée. Je prends ma retraite. Chaque chose a sa saison particulière. Moi-même je ne savais pas avant hier ce que je ferais aujourd’hui. Je suis assez impulsive de nature. Je remarque qu'aujourd'hui, il fait très beau dehors. En sortant ce matin, j'ai humé avec délice la brise printanière. (J'ai lu cette phrase à quelque part et ça me plaît; donc, je vais tout humer avec délice, lorsque l'occasion s'y prête). Le soleil s'abattait sur les murs de brique de ses rayons éclatants. Jamais le gazon n'a paru si vert ou le ciel si bleu. Bon. Assez de descriptions lyriques. Un peu, j'aime bien – mais, règle générale, cela m'énerve. J'ai toujours détesté l'œuvre de Victor Hugo pour cette raison; et ne parlons pas de Proust. Je m'impatiente. Je souhaite vous révéler mon histoire. Aujourd'hui sera mon apothéose. Vous verrez bien mon génie. Comment fait-on pour réussir en tant que tueuse en série, dans le marché concurrentiel d'aujourd'hui? Surtout qu'il s'agit là d'un métier non-traditionnel. Les hommes y occupent le haut du pavé. C'est un art : rien de moins. Un jour, peut-être, j'écrirai un livre. On vend de tout de nos jours et le «comment-faire» est très grand public. Tant qu'à faire, il faudrait changer cette étiquette malséante de « tueuses ». Nous sommes des éliminatrices, plutôt. Il ne faut quand même pas juger les gens. Je vois mal pourquoi les tueuses en série n'auraient pas de respect, ou même de syndicat. Voilà, j'ai trouvé : ce sera le Point d'assemblement franco-ontarien des éliminatrices (PAFE). Ça ne m'est pas venu comme ça. Je n'ai jamais étudié le sujet, ni à l'armée, ni comme policière. Il a fallu que j'apprenne sur les planches. Ce métier d'éliminatrice est le point culminant d'une série de tentatives de carrière où j'ai appris plusieurs genres d'aptitudes générales qui m'ont servie de façon très divergente. Après tout, l'économie moderne exige qu'on soit flexible plutôt que spécialisée. J’ai quand même une très bonne éducation post-secondaire spécialisée dans les sciences sociales, surtout en politique et en sociologie, ce qui ne mène forcément nulle part lorsqu’il s’agit de gagner sa vie. J'ai tout essayé : serveuse, secrétaire, même journaliste. Mais voilà. Il me manquait un petit quelque chose. D'où mon métier actuel. C'est payant, vous savez. Je ne choisis que les hommes riches, qui ont beaucoup d’argent comptant. Blonde aux cheveux courts, rousse frisée ou brune à longue chevelure en queue de cheval, je suis toujours serveuse à temps partiel. Ce n'est qu'un prétexte. Ça me permet de choisir ma proie. En plus de l'argent, je vole les cartes de crédit et je m'en sers comme ça, avant qu'on ne découvre les victimes, lorsque les noms s'y prêtent. Bien des hommes ont des noms qui pourraient être des noms de femme. On ne vérifie jamais la signature; et d'ailleurs, j'ai appris à bien forger l'écriture d'autrui. Je me suis pratiquée quand j’étais enfant: je forgeais les notes d’écoles de la part de mes parents pour m’excuser alors que je jouais à l’école buissonnière. On peut dire que l’école m’a donc servi à quelque chose, même si ce n’étais pas tout à fait ce qui était au programme. Parfois, mais pas trop souvent, je commande par Internet, en me servant de boîtes postales que quelqu'un d'autre aura loué pour moi, en général des sans-abris sans domicile fixe et donc, difficiles à retrouver. On ne réussit jamais à tracer quoique ce soit, grâce à l'anonymat garanti ou les alias qu'on peut se procurer sur tous les services de courrier électronique du Web. Ils ne vérifient jamais l'identité des abonnés. On peut être homme ou femme : personne ne le saurait. Je l'ai appris alors que j'étais journaliste. Il s'agit de créer les profils et composer les messages à partir d'ordinateurs différents, tant que le modem est relié à un service d'Internet par téléphone. Il ne faut jamais se servir du même profil deux fois; c'est tout. Enfin, puisque j'ai été secrétaire, je sais composer toutes sortes de notes de service ou de lettres qui indiquent qu'un homme est parti rapidement en voyage d'affaires d'urgence. Ou encore, selon l'humeur de mon compagnon, je rédige des notes de suicide. Cela me sert à brouiller les pistes, lorsque nous nous retrouvons chez lui – qu'il soit célibataire, ou marié. Étonnant, à quel point les hommes sont infidèles. Tout motif est bon. Il suffit d'un clin d'œil, d'un sourire suggestif, de quelques paroles – et le tour est joué. Rien de plus facile que de se retrouver seule avec eux. Ils ne soupçonnent rien. La plupart des hommes que je choisis sont assez vaniteux pour n'y voir que du feu. Ils sont assez beaux, après tout. Je ne choisis que les hommes les plus beaux. On dit que la beauté est un atout, même pour les hommes; et leur permet de rehausser leur statut social, donc leurs carrières et leurs revenus. Tant mieux. C'est plus agréable, de cette façon. Ce qu'on ne dit pas, c'est que la beauté n'empêche jamais cette angoisse qui mène à l'insécurité totale ou au désir de l'autodestruction. Mais je m'en fous. J'en tire parti, tout simplement. Et l'amour? Ce grand amour, qui nous chavire et change notre vie? Déjà, j'y étais susceptible, lorsque j'étais plus jeune. J'ai appris, avec l'âge, que l'amour n'est qu'un espoir. L'espoir de bâtir quelque chose. De partager des sentiments, des expériences, des souvenirs. Malheureusement, tel que le démontre leur infidélité avec moi, les hommes sont peu fiables et, même mariés, ont toujours un pied à la porte, prêts à fuir lorsque cela leur convient, prêts à échanger leurs femmes contre un «modèle» plus intéressant. Moi aussi, d'ailleurs... D'où ma mobilité constante. J'ai appris à ne pas faire confiance aux hommes, de ce côté. J'ai confiance en une seule chose: l'argent. L'amour et les sentiments connexes ne durent jamais assez longtemps. Je le sais d'expérience. Or, l'argent s'accumule davantage que l'amour. Lorsqu'on le prend, il dure plus longtemps que les promesses verbales et l'affection du moment. La séduction : rien de plus facile. L'homme est invariablement très agréablement surpris de mon agressivité sexuelle. Comme dans la revue Playboy, ou les autres; que j'étudie d'ailleurs assidûment. Utiles, ces revues. Ainsi, je sais répondre à leurs ultimes fantasmes, en conversant un peu au préalable. Je m'ennuie, je suis libre, je veux jouer : Fais le cheval, fais le maître, je suis maîtresse d'école, je suis écolière, je suis chez moi et tu es le plombier, tu es prêtre et je fais ma confession, etc. Ça marche comme sur des roulettes et je m'amuse en plus. Après tout, les femmes aussi ont leurs fantasmes sexuels. La différence, c'est que les hommes, en général, sont très heureux de les découvrir chez nous. Vive la différence... Après la petite mort, la grande. Parfois l'étouffement, suite à soit l'hydrate de chlore ou suffisamment d'alcool. Parfois un «accident» quelconque. Je dispose des cadavres de façon variées : automobile, suicide apparent, vol armé non-identifié, etc. Jamais le même modus operandi. Tel qu'indiqué, je suis plus subtile que la plupart de mes collègues masculins, poussés par un obscur désir de rétribution ou de notoriété. Pas moi. Tout au long de ma carrière, j’ai préféré l'anonymat total : je n'ai pas de comptes obscurs à régler reliés à mon enfance malsaine. Ce qui m'est arrivé en bas âge, je préfère l'oublier. Je suis pratique, de ce côté. Après un tel succès, pourquoi abandonner la partie? Pourquoi le meurtre de masse, à présent? L'ennui, d'abord. Cela devient monotone, comme tout métier d'ailleurs. Puis, l'angoisse. L'angoisse ne part jamais, même sans aucun remords de conscience. Il y a toujours ces dossiers qui nous attendent, ces pistes que nous savons avoir laissées à quelque part, sans le vouloir et sans tout à fait pouvoir le prévenir. Mon erreur principale, peut-être, a été de ne pas pouvoir trouver de numéro de compte de banque Suisse à craquer, pour pouvoir me retirer en paix dans les Caraïbes. J'ai sans doute été impatiente. J'aurais pu faire chanter plusieurs de ces hommes, si je l'avais voulu, si j'avais bien recherché ma proie et j'avais su évaluer sa susceptibilité. À noter pour celles qui cherchent à suivre mon exemple. Seulement, il faut des hommes vraiment riches pour cela. Il faut les cultiver, comme des champignons. Cela risque de prendre des années. C'est moins amusant. Donc, me voici. Je vise tout simplement la prison à vie, si étrange que cela puisse vous paraître, vous qui aspirez à la vie bourgeoise ordinaire et sans heurts, y compris l'hypothèque et les trois enfants. Avec un peu de chance, on me déclarera folle à lier : je me trouverai dans une institution plus bénigne que la prison, à prendre des pilules et à regarder la télévision à longueur de journée, sans barreaux sauf sur les fenêtres. Cela me conviendrait parfaitement. J'ai déjà le nom d'une société d'avocats. On verra bien. Vous voyez, cela mettra fin à mon vagabondage. J'aurai de quoi manger, et où dormir. Je n'ai jamais réussi à être bourgeoise. Cela me nargue. Nous n'avons pas de peine capitale ici. Je passerai la fin de mes jours entourée de soins sociaux, à prendre des cours universitaires en compagnie de meurtrières comme moi. Si on m'abuse, cela ne me surprendra point et me laissera, somme toute, assez indifférente. J'ai appris à n'en prendre cure, vous savez. Rien de nouveau. Je ne sais plus ce qu’est l’abus. Déjà, cela m’indignait et me faisait du mal. Aujourd’hui, je me fais violer assez souvent. Je tue le violeur à chaque occasion. Ce n’est pas une vengeance. C’est de l’opportunisme. Je lui pique son argent et ses cartes de crédit et je fais bombance. Je n’aurai pas ce recours en prison. Il faudra que je m’y fasse. Je regrette avoir tué tant de gens. Ou plutôt, c'est ce que je dirai au juge. Et à mon avocat, bien entendu. J'expliquerai que je ne sais ce qui m'a pris, que je ne sais me contrôler, qu'il faut me surveiller, tout simplement. D'une façon, c'est bien la vérité pure. Je cherche la surveillance. Je cherche un public. J’ai trop œuvré dans l’anonymat. Il n’existe pas de jeux Olympiques de l’assassinat. Pourtant, il faut y exercer mille et une ruses et subtilités. Entourée de mes semblables, je pourrai raconter mes meilleurs moments, écouter ceux des autres – me faire valoriser, quoi. C’est ce qu’il faut dans tout métier. Même au prix de ma liberté. Je suis lasse à la fin. Trêve de solitude. On dira du mal de moi dans les journaux et à la télévision. Je m'en fous. Je ne cherche qu'un sanctuaire. J'ai bien vécu. J'ai bien mangé. J'ai bien ri. J'ai bien tué. C'est toute ma confession. |