L'ÉVEIL DE SYCORAX Par: Dominique Millette, (c) 1998. Monologue produit par la Great Canadian Theatre Company à Ottawa, à l'occasion de l'événement « 10 x 10 », coparrainé par le Centre national des arts, le 5 avril 1998. Mise en scène : Lise-Anne Johnson. Dans le rôle de Sycorax: Marie-Thé Morin (compagnie Vox Théâtre). Sycorax est sorcière, mère défunte de Caliban et jadis maîtresse de l'île où fut naufragé Prospero, duc de Milan, selon La Tempête de William Shakespeare. Le vacarme de la tempête invoquée par Prospero a provoqué l'apparition du fantôme de Sycorax, Le décor est une clairière où on voit une table rustique, quelques chaises et une étagère primitive, le tout débordant de livres. Un des livres est ouvert sur la table. C'est l'automne. Sycorax entre en scène, les vêtements déchiquetés et couverts de mousse, de petites branches, de feuilles mortes. Elle titube légèrement. Elle marche à l'aide d'un bâton, une longue branche noueuse dont elle se servira tout au long du monologue. Elle soupire bruyamment. Bon. Une tempête à réveiller les mortes. C'est réussi. J'dormais tranquille, pourtant. Et pis, avec tout c'que j'vois autour de moi, j'aimerais mieux retourner m'coucher dans mon cercueil. Elle secoue la tête. Les insultes que Prospero lance à mon sujet. J'avais ben l'droit d'avoir des rides, à l'âge que j'avais. Ça m'donnait du caractère. « Sycorax, la maudite sorcière » ?? On m'trouve ben horrible, hein ? Comme si ce Prospero-là faisait pas toutte à sa tête, de son côté. (Elle imite la voix d'un homme): « Écoute-moi. Tu m'entends ? Va chercher du bois tout de suite, ou j'te donnerai des crampes. » Elle jette un coup d'oeil autour d'elle et esquisse une grimace en voyant les livres partout sur la table, les chaises et le sol. Elle se penche, en ramasse quelques-uns et les range avec soin sur l'étagère, tout en continuant son monologue. À part de ça, y laisse traîner ses livres partout, depuis qu'y est arrivé ici comme un ch'veu sur la soupe. Ça m'choque assez. Y a pas d'respect. Quand j'étais en vie, c'était propre ici. C'est-ti d'ma faute ou celle de Caliban, si le vent a déposé Môssieur le duc de Milan chez nous ? Après ça, y veut tout contrôler. Y veut que sa fille soit reine de Naples, y veut se venger de son frère qui a volé son duché, y se sert d'Ariel - un esprit que j'ai conjuré la première - comme d'un torchon magique pour tout faire à sa place... Et on m'accuse d'être la tête forte, moi ? Elle se redresse et s'appuie sur son bâton. C'est l'temps de raconter mon histoire à moi - la vraie. Mais voilà qu'on ne m'entend pas. On ne m'voit pas, non plus. Chus invisible. Jusse un fantôme. On peut ben dire tout c'qu'on veut maintenant. J'n'ai plus les pouvoirs que j'avais. Ah, les grands pouvoirs. Faut croire que j'étais pas n'importe qui. Sycorax marche de long en large sur la scène. Par Sétébos. Qu'est-ce qu'on a fait de mon île? Mon île à moi. Caliban, Caliban, tu as donc été trompé par Prospero. Elle s'arrête et se met la main sur la hanche. Et lui, Prospero, y s'plaint que mon fils a mauvais caractère. Évidemment, c'est toutte de ma faute, ça. La mère damnée. Je l'ai mal élevé, qu'on dit. Son père, lui? Pas responsable, évidemment. Pensez-vous qu'c'était facile d'être une sorcière célibataire? Changer les couches du bébé tout en commandant en la lune et les marées. À cause de ça, les esprits ne m'ont pas prise au sérieux. Y a fallu que j'me fâche. Pis là, évidemment, on m'a trouvée ben méchante. Elle ramasse le livre ouvert qui traîne sur la table et lit tout haut: « On reconnaît les sorcières qui pratiquent la magie noire de par leur apparence horrible et leur mauvais caractère... » Elle lève la tête. Des bêtises. Prospero est pas un Adonis, lui. Elle reprend son va-et-vient. Et Caliban ? Comme si y était supposé se réjouir que Prospero lui prenne toutte son héritage. Peut-êt' ben que Prospero l'a protégé par la suite -- mais qui a soigné Prospero quand il a abordé sur cette île, hein ? Cet homme-là n'aurait pas duré longtemps sans l'aide de mon fils. C'est vrai que Caliban a été pas mal lèche-bottes par rapport à Prospero. Pas surprenant, quand on y pense. Le p'tit était tout seul au monde, après ma mort. Y avait besoin qu'on l'aime, comme n'importe qui. Mais alors, y s'attendait pas à ce qu'on le traite comme un mauvais esclave. Prospero, une influence civilisatrice ? Selon qui, exactement ? Caliban parlait avant qu'arrive Môssieur le Duc. Y parlait pas d'la même façon, c'est tout. C'est pour son propre intérêt que Prospero a montré à Caliban comment parler comme lui. C'est vrai que Caliban a eu l'malheur de tripoter la p'tite Miranda. Et je ne la blâme pas de s'y être objectée. Même si Caliban est mon fils, j'vois ben qu'y est laid. C'est pas d'sa faute si y est laid mais c'est un fait. Son père tout craché. Je n'ai pas voulu du p'tit, mais j'n'ai pas pu m'en débarrasser avant qu'y naisse. J'ai fini par le prendre en pitié. C'est fait, c'est fait. Mais comme Miranda, j'voudrais pas d'un homme comme lui, si j'en avais l'choix. Et pis quand on veut pas se faire tripoter, on veut pas. J'en sais quelque chose. Dégueulôs, le père de Caliban : quel démon. Plus sorcier que je l'étais : y avait deux fois mon âge et possédait deux fois plus de pouvoirs que moi. Y m'a fait boire une potion. Quand j'me suis réveillée, j'ai bien constaté ce qui s'était passé. Résultat : Caliban. Elle s'arrête et se croise les bras. Évidemment, là encore, on a dit que c'était toute de ma faute. Quand j'avais l'âge de Miranda, on m'trouvait belle. Quand on m'en faisait la remarque, j'savais jamais si c'était un compliment ou une malédiction. On m'a accusée d'être une « séductrice. » Ben sûr. Ah, mais fallait voir : la moitié des gars qui m'accusaient d'les séduire était laids comme des poux. Y compris le père de Caliban. Je n'les aurais pas approchés pour tout l'or du monde en avoir pu décider autrement. Ça les choquait encore plus, quand j'leur disais ça en pleine face. C'est une des raisons pour laquelle j'me suis retrouvée ici. Elle secoue la tête à nouveau. La p'tite Miranda, elle me fait pitié. Autant qu'mon fils, ou presque. Pauvre innocente. Ça lui passe même pas par l'esprit qu'elle aurait le droit de gouverner autant qu'son père. C'est sûr que Prospero ne l'a pas habituée à penser toute seule. Ça paraît. Elle choisit un livre de l'étagère et lit le titre tout haut: « Sortilèges assortis pour assurer le pouvoir absolu... » On dirait qu'elle a jamais lu ça, la Miranda. La pauvre... elle ne sait vraiment pas ce qui l'attend. Son beau Ferdinand a l'air ben l'fun au premier abord, mais attendons cinq ans. Y va courir la galipote, une fois que Miranda aura eu ses enfants. La reine Miranda s'ra pognée à tisser des belles tapisseries dans son château, en attendant. Au moins, alle aura un château. J'ai pas eu cette chance-là, quand on m'a plantée ici. Ah, le grand amour. J'connais ça, pourtant. Moi aussi, j'ai cru au conte de fée, au grand amour. J'ai aimé le plus beau sorcier qu'on ait jamais vu. Ah, mon beau Romanex... J'étais prête à faire n'importe quoi pour lui, au début. C'que je n'comprenais pas dans l'temps, c'est à quel point je le faisais choquer en voulant vaquer à mes affaires à moi. Lui, y pensait que j'voudrais tout naturellement m'occuper de SES besoins; de SES sortilèges; de SES mauvais sorts. J'aurais pas eu l'temps de m'occuper de mes propres clientes, avec tout ça. J'aurais pas eu l'temps de sauver ma ville natale durant la guerre, non plus. C'est pour ça qu'on m'a épargnée, au lieu de m'brûler au bûcher. Les gens ont eu peur de moi, de ma magie. C'est pourtant ma magie qui les a sauvés. J'avais étudié pendant 10 ans: la magie de A à Z. « Va étudier, qu'on me disait. Tu auras un meilleur avenir. » Alors j'ai étudié les plantes, les maladies, la météorologie, les sortilèges, les incantations classiques, TOUT. J'aurais pu commander tout un continent. Le grand amour n'a pas duré longtemps avec mon beau Romanex. J'me prenais pour une autre, qu'y disait. À son avis, je me devais de contribuer à sa gloire personnelle, pas à la mienne. Y m'a trouvée désagréable, tête de pioche, difficile de caractère et tout et tout. Y est allé le chanter sur tous les toits. Sauf que ça n'a pas tourné comme y pensait. Une fois qu'on a su qu'y avait d'la chicane entre nous deux, tous les sorciers ont commencé à me courir après. On me prenait pour un gibier ambulant. Romanex a pas tardé à s'retourner cont' moi. Y n'a pas cru que je n'voulais pas de ce démon de Dégueulôs. Y était pas l'seul. On disait partout que j'dirais n'importe quoi, que j'détruirais n'importe qui pour avoir l'air plus fine que les autres... On est allé jusqu'à dire que pas un sorcier ne voulait d'moi, vraiment, parce que j'avais mauvais caractère -- que c'était moi qui avais séduit Dégeulôs, pour lui voler ses pouvoirs. J'excitais la jalousie : des p'tits sorciers répandaient des colportages à mon sujet. Chaque fois qu'y faisaient des mauvais coups, c'était moi qu'on blâmait. Quand on m'a dénoncée, Romanex a été l'premier à liguer la ville cont' moi. Et moi qui lui avais tant fait confiance. Elle soupire avec mélancolie, amertume. On m'a exilée ici, au milieu d'nulle part. Au début, y avait rien autour de moi. C'était presqu'un désert, avec deux ou trois arbres ratatinés. J'ai cultivé des belles forêts, endigué trois grands lacs, libéré cinq rivières. J'ai ensemencé les terres de toutes les fleurs du monde, grâce à mes microclimats, selon une formule secrète. J'ai développé des douzaines variétés de perroquets, une poignée d'espèces de singes, plusieurs familles de cervidés, de genres de chats sauvages, cinq espèces de marsupiaux... Et bien d'autres. C'était pas facile. J'ai employé tous mes pouvoirs au maximum. Y a fallu que j'me repose souvent. Avec tout ce travail, voilà que Prospero est allé faire couper des arbres pour se loger et se chauffer. On peut-ti ben m'dire pourquoi y pouvait pas vivre dans une belle caverne, comme moi ? Ou se servir des pierres au lieu des billots ? Depuis quand est-ce qu'un magicien - un VRAI magicien - a-t-il besoin du bois pour son feu ? C'est MON bois, après tout. Elle prend quelques livres de plus sur la table et les chaises et les ajoute à l'étagère: Pourquoi pas brûler sa paperasse, tant qu'à faire ? Moi, j'avais tout mémorisé mes incantations, à l'âge de Prospero, au lieu de tout laisser traîner comme ça. Ariel est pas mieux, avec ses airs de Sainte Nitouche. Hypocrite. Y était donc snob, dans l'temps. Y voulait pas être à mon service. Y me faisait un nez. Y parlait constamment des grands magiciens d'antan qui l'avaient eu à leur service: le roi-mage, Balthazar; ou encore le grand Simon. Ben, pardon. Pourquoi pas « la grande Sycorax, celle qui a sauvé sa ville ? » Ah, mais on m'a ben oubliée. Ou presque. Dans les encyclopédies, je suis la « mère de Caliban. » Pardon : j'ai fait aut' chose qu'une oeuvre de procréation. Sauf que j'étais pas duc de Milan, moi. J'étais juste une sorcière, avec un p'tit aux couches. À part ça, Ariel trouvait que j'faisais pas bien ma job. Y voulait me prendre mon île. J'étais pas dupe. Y était toujours en train d'me critiquer. Elle imite une voix de jeune homme: « Les rivières vont pas dans la bonne direction. Les fleurs sont mal assorties. Y devrait pleuvoir moins souvent. Y fait trop chaud. » Reprenant sa voix J'en ai eu assez, surtout quand Ariel s'est mis à changer l'climat sans avertir personne. Y a tué des écureuils, des orchidées, toutes sortes de buissons. Ça m'a pris des mois à tout réparer. Y a fallu que je l'enferme pour de bon. Prospero pouvait bien trouver que son protégé faisait pitié. C'est vrai : j'ai enfermé Ariel dans un tronc d'arbre. Pas confortable -- mais essayez-donc d'enfermer un esprit, hein ? Y a pas d'autre solution. C'était pas tout. Ariel aimait pas la face de Caliban, qui était trop laid pour Môssieur. Y a don' méprisé mon enfant. Caliban a développé des complexes à cause de ça. J'aurais dû m'débarrasser d'Ariel beaucoup plus tôt. J'essayais d'y dire, à Caliban: « Voyons donc, mon chou. Ariel n'est pas meilleur que toi. Pleure pas à cause de lui. » Mais je ne l'ai pas convaincu. Quand Prospero est arrivé, il a traité Caliban comme du monde au début. Caliban était tellement reconnaissant qu'on soit gentil avec lui, y était prêt à faire n'importe quoi. J'comprends ça. Oui, ça faisait pitié. J'ai jamais pu l'aider, mon Caliban. J'ai tout essayé pour lui refaire une beauté: les potions, les incantations, les lotions, les lavements, les herbes. Pauvre gars. Y se sentait ben pire par la suite, quand les traitements n'avaient pas réussis. Quand j'pense aux réactions d'Ariel à tous mes traitements... Y trouvait ça drôle. Son attitude avec mon fils aurait suffi comme prétexte pour l'enfermer. Ah, non: j'regrette pas d'avoir mis Ariel à sa place. Tout c'que j'regrette maintenant, c'est d'être invisible. C'est platte d'être juste un fantôme. Ah, si seulement Caliban, au moins, me voyait. On pourrait tout changer. Je sais ce que j'ferais si j'avais mes pouvoirs. Moi, j'leur déclencherais une VRAIE tempête. Un ouragan. Avec d'la grêle ou, tiens : du verglas. Bye, bye, la compagnie. Elle sort en hochant la tête. LA FIN © 1998 Dominique Millette Production de la Great Canadian Theatre Company, avril 1998. Mise en scène : Lise-Anne Johnson. Dans le rôle de Sycorax: Marie-Thé Morin (compagnie Vox Théâtre). |